En son corps défendant
« A son corps défendant », voici une expression habituelle à nos oreilles et qui signe une action faite à contre cœur, contre son gré. Elle puise son origine de l’expression « en son corps défendant »[1], datant de 1613, qui signifiait « en se défendant contre une attaque ». L’évolution de cette expression du XVIIème siècle réside dans le fait que si l’individu blessait un autre en se défendant ce n’était que contre son gré, uniquement pour se protéger lui-même. Si aujourd’hui l’expression « à son corps défendant » restreint le sens à ce contre son gré, son origine me semble riche de cette dimension de défense contre une attaque avec ce risque de blesser malgré soi. Mais que se passe-t-il lorsque l’attaque se déroule en son sein, lorsque l’attaque vient de l’intérieur et non plus d’un autre ? Par quel stigmate cette bataille peut-elle être appréhendée si ce n’est en tout premier lieu par le symptôme.
Le symptôme est ce qui a ouvert la voie de la psychanalyse puisque c’est du symptôme que Freud est parti pour son exploration de l’appareil psychique et pas n’importe quel symptôme mais le symptôme corporel avec l’hystérique. C’est la parole, le discours hystérique qui a ouvert le champ vers la psychanalyse. Avec Freud, la question du corps est nouée au moi. Dans Le moi et le ça, il écrit « Le moi est avant tout un moi corporel ». Il ajoute en note de bas de page que le moi est la « projection mentale de la surface du corps, et de plus, […] il représente la surface de l’appareil mental »[2]. En son corps défendant me parait illustrer ce que Freud pointe dans le champ de la névrose, à savoir qu’au sein de l’être, en son corps, il y a des attaques et des processus de défense à l’œuvre.
La représentation de l’appareil psychique que fait Freud, avec le moi, le ça et le sur-moi, lui permet d’avancer sur cette question du symptôme. Il écrit dans Inhibition, symptôme et angoisse que « Le symptôme serait indice et substitut d’une satisfaction pulsionnelle qui n’a pas eu lieu, un succès du processus du refoulement »[3]. Nous pouvons entendre que le symptôme a davantage à dire que ce qu’il fait entendre ou donne à voir car il serait l’indice, la trace laissée par un élément refoulé. Il est une voie d’accès vers l’inconscient. Le symptôme, même s’il a un lien avec le moi, échappe à ce dernier[4].
Cette satisfaction qu’il se faut refuser concerne le champ œdipien. « La situation de départ de la névrose de contrainte n’est sans doute pas autre que celle de l’hystérie, la défense nécessaire contre les revendications libidinales du complexe d’Œdipe »[5]. Freud ajoutera dans ce champ des névroses, « la destruction du complexe d’Œdipe est l’issue, dans toutes, nous l’admettons, l’angoisse de castration est le moteur de la rébellion du moi »[6]. Le symptôme est là pour défendre l’être contre une situation de danger et la situation de danger est signalée par l’angoisse. Il est à entendre sur ce versant de défense contre les motions libidinales liées à l’Œdipe. Le symptôme est la trace du conflit œdipien et en même temps il est ce qui vient travestir et entraver l’accès à ce savoir inconscient en maintenant l’être dans la situation de souffrance pour tenter de ne rien savoir de cette affaire de la castration.
Freud précise que « Le moi ne peut se protéger contre des dangers pulsionnels intérieurs […] Il ne peut écarter défensivement le danger de pulsion qu’en restreignant sa propre organisation et en s’accommodant de la formation de symptôme comme substitut du préjudice porté par lui à la pulsion »[7]. Pour Freud le symptôme est une solution de compromis entre les exigences pulsionnelles du ça et celles du sur-moi. Le moi se ferme au ça et dans le même temps se laisse « pleinement accessible aux influences venant du sur-moi »[8]. Ce besoin de punition met en effet l’accent sur le surmoi et Fernando de Amorim nous fait remarquer qu’il s’agit plus précisément de sa résistance. Le surmoi est une instance qui permet au sein de la dynamique psychique un contrôle et une régulation de la vie pulsionnelle. Il est une instance bienveillante et protectrice. Lorsqu’il devient féroce c’est qu’il n’occupe plus sa fonction de bienveillante régulation, c’est cette résistance du surmoi qui vient occuper le terrain en malmenant l’être.
Voici un rapide exemple clinique de cette résistance du surmoi, qui au sein du conflit intrapsychique opère avec férocité contre l’être. Une psychanalysante arrive dernièrement en séance le bras en écharpe. Voici l’interprétation qu’elle fera du fait de s’être cassée le bras. « Depuis que je me suis cassée le bras je me sens bien, je suis apaisée. Je me suis rendue compte que je fixe des emplois du temps qui ne tiennent pas compte du sommeil donc ce sont des emplois du temps impossibles et forcément je m’en veux de ne pas réussir à les suivre. Avec ce bras cassé je peux m’autoriser à faire moins car de toute façon, là, je ne peux pas tout faire et je ne m’en veux pas car c’est que je ne peux pas ». Elle ajoutera « Me casser le bras pour me sentir apaisée par rapport à ma culpabilité c’est pas terrible, ce serait bienvenu que je puisse faire autrement ». Voici où peut mener cette résistance du surmoi. La punition qui passe ici par le corps, avec ce bras cassé, pour apaiser la culpabilité. La résistance du surmoi joue un rôle primordial et a à être apaisée pour que l’être lui-même s’apaise car c’est sa férocité qui fait souffrir. Il y a à explorer la culpabilité et le lien au conflit œdipien pour que l’être puisse être dans une attitude bienveillance vis-à-vis de lui-même et non plus cette dynamique de punition.
Freud écrit « Le combat contre la motion pulsionnelle trouve sa continuation dans le combat contre le symptôme »[9]. Le moi incorpore le symptôme à son organisation et le bénéfice secondaire se loge dans ce compromis entre le besoin de satisfaction et celui de punition, cette punition dont nous parlions plus haut en lien à la résistance du surmoi. Lacan enrichira cette question par la notion de jouissance. Il y a ce bénéfice de la jouissance qui produit cet effet de résistance à lâcher le symptôme. Il y a aussi cette dimension que tant que le symptôme est présent, et cela est peut-être encore plus audible dans le champ du symptôme organique, l’être n’est pas responsable selon le moi. Le moi continue ainsi de maintenir un statut de ne pas vouloir savoir mais d’être occupé par le symptôme lui-même. « Quand celui qui chemine chante dans l’obscurité, il dénie son anxiété, mais il n’y voit pas plus clair pour autant »[10] souligne Freud. Le symptôme psychique, corporel et peut-être même encore davantage le symptôme organique, dévie l’attention mais l’être n’y voit pas plus clair pour autant. Et la souffrance, elle, est le signe d’une vérité que l’être occulte[11]. Si l’être ne cède pas facilement sur son symptôme c’est en effet pour la part de jouissance qui y réside. Mais de ne pas renoncer, de ne pas être traversé par la castration symbolique et de continuer à jouir de son ignorance, l’être le paye de sa souffrance et c’est cette souffrance qui mène certain à vouloir savoir davantage et se dégager des mailles de ce filet œdipien.
Alma est une femme de 37 ans qui a trois enfants et est mariée à un ingénieur d’origine libanaise. Elle est venue à ma consultation en nommant que ce qui la faisait souffrir était une maladie organique chronique, la spondylarthrite ankylosante. Les effets de cette maladie sont des douleurs dans le corps.
Dans les premier temps de sa psychothérapie Alma a nommé d’autres choses qui la faisaient souffrir notamment une grande exigence vis-à-vis d’elle-même formulant le fait qu’elle ne se laissait rien passer mais aussi que souvent elle se faisait porter des poids qui la faisaient souffrir aux sens propre comme figuré. Une exigence vis-à-vis d’elle-même à tout faire et satisfaire à toutes les demandes qui pouvaient lui être formulées sur le plan professionnel. Sa maladie organique, alors nommée dans les effets de douleurs invalidantes, était évoquée comme une fatalité. Le fantasme lié à « sa » spondylarthrite était un pronostic où elle envisageait le pire dans l’évolution de cette maladie avec la peur un jour d’être complètement bloquée et ne plus rien pouvoir faire et de dépendre complètement de l’autre. Elle mettait en lien avec le fait de s’imposer de tout faire elle-même comme une lutte contre cette dimension de faiblesse dont l’affublait sa maladie. Ce qui est intéressant est le fait précisément qu’elle repérait, dans le même temps, que de procéder ainsi venait aggraver les symptômes de la maladie. Son corps était alors vécu comme un poids qui l’empêchait de faire ce qu’elle voulait, la moindre activité étant vécue avec douleur. Ce qu’elle pouvait en dire était : « j’ai toujours eu un rapport difficile avec mon corps ».
Voici ce qu’Amorim met en avant concernant la conduite de la cure avec le patient atteint d’une maladie organique « La suite logique est que, une fois que le patient commence à parler de lui, il est en train de corporéifier l’organisme malade. Quand le moi aura la sensation qu’il est maître chez lui, il pourra parler de sa maladie. Elle ne sera plus une affaire déconnectée de la réalité du moi, comme c’est le cas dans la maladie organique. L’organisme malade à ce moment-là est intégré au moi. Le résultat de l’opération organisme plus moi est égal au corps ». Le « Moi du malade s’engage dans une relation de langage avec le désir inconscient »[12].
Ce qui dans le fil de la psychothérapie d’Alma s’est fait jour c’est une grande colère et une grande culpabilité associée à cette colère, muselant précisément sa parole selon son repérage. Son entrée en psychanalyse est marquée par la question suivante : « Qu’est-ce qui fait que je n’arrive pas à dire quand je suis en colère ? » Son repérage fut alors que ce qu’elle ne disait pas trouvait des voies d’expressions dans son corps. Ce dire qui ne parvenait pas à se réaliser par la parole faisait trace dans le corps.
Fernando de Amorim a apporté un éclairage important sur cette question du symptôme psychique, corporel et organique qui se retrouve notamment dans son livre « Tentative d’une clinique psychanalytique avec les malades et les patients de médecine ». Il y note que la distinction entre l’organisme et le corps ne peut se faire que par le symbolique. C’est du fait que l’être parle qu’il y a un corps et non seulement un organisme. Amorim est venu étayer les schémas freudiens de 1923 et 1932 de modifications permettant de mieux appréhender ce qu’il se passe dans le champ de la maladie organique. Ce qu’il met en avant est l’importance de la résistance du surmoi comme nous l’avons vu précédemment. Lorsque la résistance du surmoi grandit elle vient bloquer le moi et empêcher la circulation de la libido venant du ça vers ce que Freud nommait l’appareil préconscient-conscient, soit vers la représentation en pensée et la mise en parole. Alors la libido qui, quoiqu’il arrive, circule, va passer par l’ouverture du schéma freudien de 1923 (nommée la bucca par Amorim). Nous sommes ici dans le champ du corps et du symptôme corporel. Si la résistance du surmoi bloque le moi en ce point de la bucca aussi, alors la libido passera par l’ouverture du schéma de 32, dans le champ de l’organisme. La visée étant celle de castrer symboliquement, par la voie de l’association libre, la résistance du surmoi afin que la libido puisse passer par une autre voie que celle du symptôme psychique, corporel ou organique.
La parole d’Alma nous renseigne en ce sens ; « Dès que je n’arrive pas à dire quand je suis contrariée, j’ai un problème qui se manifeste dans le corps. Maintenant dès que j’ai quelque chose je me questionne sur ce que je n’ai pas dit ». Là où en psychothérapie sa maladie était inéluctable et parlée que pour dire combien elle souffrait des douleurs, elle a commencé à repérer ce qui pourrait aussi lui permettre d’avoir moins de douleur et qu’elle prenait soin de ne pas faire. « Pour souffrir » se questionnait-elle ?
L’interprétation qu’Alma fait de ses douleurs c’est qu’elles lui « donnent droit d’être fatiguée », « droit d’être en colère » et « attire l’attention ». Cela faisait beaucoup de droits sans avoir à se poser de question.
Le champ de la parole n’est pas le même suivant la position de l’être et le rapport au symptôme non plus. Fernando de Amorim a illustré cela grâce à la cartographie de la clinique avec le malade, le patient et le psychanalysant, à l’usage des médecins, psychistes et psychanalystes en institution et en ville. Dans la colonne des patients le désir est un désir de reconnaissance, l’être est pris dans le désir de reconnaissance de son moi souffrant. En psychanalyse, l’être est engagé dans une responsabilité par rapport à son désir de savoir pour quoi son moi en est dans l’affaire.
Là où auparavant Alma mettait en première ligne la douleur, cette dernière a commencé à prendre moins de place et de nouvelles activités agréables qu’elle se refusait jusqu’alors ont commencées. Des activités sportives notamment. La comparaison entre ce qu’elle pouvait faire et ce que les autres pouvaient faire s’est apaisé avec une baisse de la « frustration » selon ses termes et de « sévérité » contre elle-même. Elle a commencé à se ménager dans son travail repérant qu’elle faisait au-delà de ce qui incombait à sa fonction professionnelle et que cet au-delà était précisément ce qui faisait poids pour elle. Le plaisir lié à son travail, malmené par la douleur physique qui y était attachée, a ainsi pu notamment se mettre sur le devant de la scène.
Dans le champ de la psychanalyse avec un psychanalysant atteint d’une maladie organique, chronique pour la situation que je vous ai présentée, la visée[13] reste la même à savoir celle de faire advenir le sujet. Si la maladie organique chronique demeure, le rapport du sujet à cette maladie mais aussi à la souffrance associée peuvent se trouver modifiés[14].
Dans le Séminaire R.S.I., Lacan introduit d’emblée le fait que le symptôme est réel. Le symptôme reflète qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans le champ du réel et cela relève du fait que l’être soit « parlêtre ». Le symptôme[15] participerait du champ du réel et du symbolique. Dans le Séminaire L’acte psychanalytique, Lacan nous dit que « l’acte psychanalytique consiste essentiellement dans cette sorte d’effet de sujet. […] le symptôme qui révélait ce qui reste de masqué dans l’effet de sujet retentit un savoir, ce qu’il y a là de masqué, j’en ai eu la levée, mais assurément non pas complètement »[16]. L’être vient à la psychanalyse afin d’être soulagé de ce qui le fait souffrir et à la fin de sa psychanalyse il ressort avec un savoir, un savoir qui n’est pas tout mais qui lui permet de s’engage dans sa vie en n’étant plus aliéné à cet insu œdipien et cette non traversée de la castration symbolique, qui nourrissait la voie du symptôme. « Un savoir n’est supposé que d’une relation au symbolique […] quelque chose qui s’incarne d’un matériel comme signifiant »[17]. C’est de la parole, de l’association libre, qui permet le déroulé de la chaîne de signifiants, qu’il y a accès à un savoir. Lacan dit « se nouer autrement, c’est ça qui fait l’essentiel du complexe d’Œdipe, et c’est très précisément ce en quoi opère l’analyse elle-même »[18]. Permettre à l’être de s’éloigner de la voie du symptôme en faisant passer la libido dans une autre voie. La Durcharbeitung[19] freudienne, c’est précisément cette éthique de l’engagement du sujet dans la voie du travail quotidien. L’être ne va plus vers le symptôme car il n’est plus dupe de la dimension de jouissance et de morbidité[20] que cela produit. Il s’engage dans une autre voie plus salutaire pour lui-même, chacun ayant à l’écrire car « le symptôme n’est pas définissable autrement que par la façon dont chacun jouit de l’inconscient en tant que l’inconscient le détermine »[21].
[1] Site internet, Expressio.fr par reverso.
[2] Freud, S. (1923) Le moi et le ça, in Œuvres complètes volume XVI, PUF, Paris, 2003, p. 270.
[3] Freud, S. (1926) Inhibition, symptôme et angoisse, in Œuvres complètes vol. XVII, PUF, Paris, 2006, p. 209.
[4] Freud, S. (1926) Inhibition, symptôme et angoisse, op. cit., p. 215 : « Le processus, qui par le refoulement est devenu symptôme, affirme maintenant son existence en dehors de l’organisation du moi ».
[5] Ibid., p. 230.
[6] Ibid., p. 240.
[7] Ibid., p. 270.
[8] Ibid., p. 235.
[9] Freud, S. (1926) Inhibition, symptôme et angoisse, op. cit., p. 216.
[10] Ibid., p. 214.
[11] Lacan, J. (1967-68) Le Séminaire, Livre XV, L’acte psychanalytique, édition hors commerce, p. 67 : il parle de « la fonction du symptôme […] comme échec de ce qui est sachable, le savoir, ce qui représente toujours quelque vérité ».
[12] Amorim (de), F. Tentative d’une clinique psychanalytique avec les malades et les patients de médecine, édition RPH, Paris, 2008, p. 158.
[13] Ibid., p. 13 « La perspective dans la cure d’un malade organique est de corporéifier l’organisme et d’aller vers son monde psychique, à savoir le fantasme et sa traversée ».
[14] Lacan, J. (1968-69), Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Seuil, Paris, 2006, p. 69 : « Il y a de la souffrance qui est un fait, c’est-à-dire qui recèle un dire. C’est par cette ambiguïté que se réfute qu’elle soit indépassable en sa manifestation. La souffrance veut être symptôme, ce qui veut dire vérité ».
[15] Lacan, J. (1970-71), Le Séminaire, Livre XVII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, Paris, 2007, p. 24 : « La dimension du symptôme, c’est que ça parle. Ca parle même à ceux qui ne savent pas entendre. Ca ne dit pas tout, même à ceux qui le savent ».
[16] Lacan, J., (1967-68), Le Séminaire, Livre XV L’acte psychanalytique, op. cit., p. 245.
[17] Lacan, J., (1974-75), Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I., édition hors commerce, p. 97.
[18] Ibid., p. 54.
[19] Durcharbeitung que nous retrouvons à la sortie de la psychanalyse dans la cartographie proposée par Amorim.
[20] Freud, S., (1926), Inhibition, Symptôme et angoisse, op. cit., p. 205 : « Symptôme […] ne veut rien dire d’autre qu’indice d’un processus morbide ».
[21]Lacan, J., (1974-75), Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I., op. cit., p. 98.