La sexualité infantile est un jalon important de la psychanalyse qui a fait couler beaucoup d’encre. Pourtant, Freud pointait déjà à son époque que l’observation des touts petits met en lumière cette sexualité infantile et pour les personnes qui ont des enfants en bas âges dans leur entourage, certainement en font-ils l’expérience. L’écueil pointé par Freud est le fait que les adultes confondent la question de la sexualité infantile et la sexualité génitale, or quand on parle de la sexualité infantile, il n’est pas question de la sexualité génitale. Si cette voie de l’observation directe peut être complexe du fait de l’interprétation, une autre voie d’accès est celle du discours des patients ou des psychanalysants, nous dit Freud. Et c’est ce discours qui mène vers la voie de la sexualité infantile ce, dans un après-coup.  

 

L’après-coup est un terme qui introduit une temporalité, à savoir que les traces mnésiques du passées sont remaniées, laissant une emprunte dans la vie présente du sujet. Je vous propose aujourd’hui un voyage vers cette question de la sexualité infantile dans une temporalité qui est bien après-coup car mon propos de ce jour va être éclairé par ma pratique auprès de personnes âgées. « Les vieux » comme dit une patiente qui s’énerve du fait qu’on ne puisse « plus appeler un chat un chat » mais qu’on utilise des jolies « périphrases pour noyer le poisson ».

 

Je me dois de préciser le cadre de cette expérience car cela n’est certainement pas sans incidence sur cette clinique elle-même. Dans la cartographie du RPH, nous nous situons dans le premier moment, dans le moment de l’hospitalisation. Il s’agit, en effet, d’un lieu d’accueil pour personnes âgées dépendantes, ce qu’on appelait auparavant maison de retraite. Ce que cette clinique révèle est ce nouage à la question de la perte d’objets, qui va colorer de manière particulière la question de la vie sexuelle.

 

Si nous reprenons l’ossature de cette question de la sexualité infantile : Au début, l’activité sexuelle de l’enfant n’est pas dirigée vers quelqu’un d’autre. En outre, il n’y a pas, dans un premier temps, d’unité du corps. Le plaisir est donc éprouvé par le biais d’une zone érogène, le suçotement en est un exemple. Téter est nécessaire pour la survie du nourrisson et, de ce besoin physiologique nait le plaisir. Ainsi, Les pulsions sexuelles partielles, partielles parce qu’ayant trait à des zones érogènes partielles, s’étayent sur les pulsions d’autoconservation. Vers l’âge de six ans, survient la période de latence avec une vague de refoulement sur la période infantile de la sexualité. Mais la pulsion peut aussi échapper à cette vague de refoulement et être sublimée. Après la vague de refoulement, il y a réunification des pulsions sexuelles. Et, avant que les pulsions sexuelles unifiées ne soient dirigées vers l’extérieur, vers un objet, elles vont être dirigées vers l’intérieur. Le Moi va devenir l’objet des pulsions sexuelles. C’est à cette phase intermédiaire, où les pulsions sont dirigées sur le Moi, que Freud incère la question du « narcissisme ». Le Moi va investir, ensuite, cette libido sur l’extérieur au travers de deux choix d’objets : soit par étayage sur les objets parentaux ; soit par choix d’objet narcissique, en lien avec cette manière d’investir son propre corps. Ce qui apparait à la fin est donc cette dimension d’investissement d’objets extérieurs.

 

 

La question que peut poser la clinique auprès de personnes âgées est la suivante : Que se passe t-il lorsque les objets extérieurs investis ne sont plus ?

 

 

Je cite la parole d’une patiente, pour laquelle un diagnostique de démence Alzheimer la conduite au sein de la maison de retraite où je la rencontre :

« Je suis toute seule ici, assise dans ce fauteuil. J’ai beaucoup travaillé et là je n’ai plus mon matériel pour le faire. Mon mari n’est pas là, mes enfants sont grands et ils travaillent alors ils n’ont pas beaucoup de temps pour venir et c’est normal ils ont leur vie. Chez moi je faisais le ménage mais ici y a une petite qui vient le faire alors je vais pas l’empêcher de travailler. Je fais au moins mon lit mais c’est tout. Alors je suis assise et je rumine et croyez moi c’est pas bon ». Ce que cette patiente nomme c’est la perte de ses objets d’investissements ; son travail, son mari, ses enfants et ses activités du quotidien.

 

Les trois essais sur la théorie sexuelle mettent en évidence le cheminement emprunté afin de pouvoir aboutir à une vie sexuelle normale comme le dit Freud. Son travail clinique lui a permis de déployer le fait que ce chemin n’est pas si simple dans la vie d’hommes, comme en témoigne le champ des névroses. Travailler avec des personnes âgées vient questionner cela de manière vivace car la question de la vie sexuelle se pose bien souvent comme quelque chose de passer.

La vie sexuelle infantile avait fait grand bruit à l’époque où Freud a publié les trois essais sur la théorie sexuelle. De nos jours, cette question parait encore teintée de ce sceau de la gène voire du tabou. Et bien il me semble que la question de la sexualité chez les personnes âgées se veut, elle aussi, être vite évacuée car quand même, « ils sont vieux, c’est derrière eux ! »

Et pourtant, tant qu’il y a de la vie, il y a du plaisir, du déplaisir, de la libido, en un mot tant qu’il y a de la vie, il y a de la pulsion sexuelle.

 

Je vous cite un passage des trois essais sur la sur la théorie sexuelle :

« Des affections ultérieures s’instaurent du fait qu’est refusé à la libido la satisfaction par la voie normal. […] La libido se comporte comme un fleuve dont le lit principal est obstrué ; elle remplit les voies collatérales qui, jusque-là, étaient peut-être restées vides »[1].

 

L’hypothèse de travail que je postule concernant la clinique auprès de personne âgée est le fait que la pulsion sexuelle, prenant naissance dans les éprouvés corporel de l’enfant et évoluant vers l’extérieur en investissements objectaux divers et variés, pourrait retourner aux sources infantiles de satisfaction, lorsque le monde objectal se tarie ou se raréfie.

 

 

Poursuivons avec Fernand, qui est un homme de 85 ans. Je le rencontre donc en maison de retraite qui est son nouveau domicile. Il a vendu sa maison pour payer ce lieu et a perdu sa femme, qui prenait soin de lui et qui est morte d’un seul coup alors qu’elle, elle n’était jamais malade. N’ayant pas de famille, il est venu en maison de retraite car il y avait des risques à vivre seul, dit-il. S’il lui était arrivé quelque chose, il aurait été seul. Les établissements pour personnes âgées se sont médicalisés au fil du temps et dans ce lieu où vit Fernand, les soignants, comme on les appelle, parle beaucoup de lui. A savoir que dans ces lieux de vie il y a des personnes qui passent inaperçues et des personnes, comme Fernand, qui sont connus pour « tout le temps se plaindre ».

 

Si nous suivons le repère qu’offre la cartographie, nous pouvons pointer que le fait même de venir en institution peut être entendu comme un appel. A cela nous pouvons d’ailleurs préciser qu’il y a en effet des personnes qui sont très vieilles et qui pourtant ne vont pas en institution mais font des voyages par exemple. Donc la question de la plainte ouvre, elle, la voie vers la position de patient. Dans un lieu médicalisé, la voie royal pour la plainte est celle de la souffrance dans le corps, puisqu’à cela les soignants répondent présents.

 

Fernand a des problèmes de diabète et reçoit donc la visite de l’infirmière le matin, le midi et le soir. Il faut en effet vérifier son taux de sucre car son diabète n’est pas stabilisé. A cela s’ajoute les pansements, un au pied car il a eu un problème avec l’ongle de son gros orteil et depuis ça lui fait mal. Il précise qu’étant diabétique c’est dangereux. Donc chaque jour l’infirmière vient refaire ce pansement car si depuis il n’y a plus de plaie, le contact avec du tissu produit une douleur insupportable, que le pansement de l’infirmière apaise. Ce que la lecture des trois essais nous apprend est que le plaisir est obtenu par abaissement de la tension donc que toute zone de tension peut être une zone érogène et mener à la satisfaction sexuelle.

Bien entendu, Fernand souffre pour de vrai. Mais ce qui est à entendre c’est aussi ce qu’il dit « quand ça commence à aller mieux et bien voilà je tombe. Et vous pouvez me croire c’est pas plaisant parce que ça fait mal. Et donc depuis j’ai des douleurs dans le dos et il me faut des massages. Et maintenant il faut qu’une soignante soit présente quand je me lave et m’aide parce que c’est arrivé au moment de la toilette ». Au moment où Fernand va mieux, une chute produit comme effet qu’il a davantage besoin de l’attention du personnel soignant. Ce n’est donc pas n’importe qui car il s’agit de soignantes, de femmes qui lui prodiguent des soins afin d’apaiser des douleurs corporels. Rôle que sa femme a adopté pendant la dernière période de leur vie commune.

 

Le cas de Fernand, que j’évoque devant vous aujourd’hui, permet de mieux entendre comment face à la réalité de perte des objets, il est possible qu’une régression a des modes de satisfaction infantiles s’opère.

Je cite un passage des formulations sur les deux principes, datant de 1911 « L’auto-érotisme persistant rend possible que la satisfaction instantanée et fantastique relative à l’objet sexuel, laquelle est plus facile, soit maintenue si longtemps à la place de la satisfaction réelle, exigent, elle, efforts et ajournements »[2].

Lorsque la satisfaction réelle est compliquée, comme dans le cas d’un homme de 85 ans ayant perdu sa femme et se trouvant dans un établissement nouveau où ses activités habituelles ne sont plus, la voie de la satisfaction sexuelle n’est pas facilement accessible. Les sensations corporelles de tension et d’apaisement sont quant à elle une voie d’accès présente et accessible, même au prix d’une souffrance nommée par Fernand. Il perd en effet en autonomie dans le même temps. 

 

 

Les manifestations de l’expression de la sexualité, les soignants n’y sont pas dupes. D’ailleurs, les infirmières avec qui j’ai eu l’occasion de travailler manifestent quotidiennement leur finesse clinique. En maison de retraite un élément est mis régulièrement sur le devant de la scène et fait même l’objet d’un signe quotidien, puisque les soignants ont à le noté dans leurs transmissions, il s’agit des selles. Aussi, quelqu’un qui n’a pas été aux toilettes depuis plusieurs jours, ce même après avoir pris des diurétiques, bénéficie d’un lavement. Bénéficie, je l’emploie pour témoigner d’emblée la dimension que le lavement peut revêtir pour certains. Une infirmière me sollicite un jour pour que je puisse rencontrer une dame, à qui elle a parlé de moi en lui disant que ce serait bienvenu qu’elle me voit pour parler de ses problèmes : régulièrement elle a des lavements en lien avec sa constipation chronique car elle va tellement peu au toilette que lorsqu’elle fait des selles cela prend très longtemps et est douloureux car ses selles sont dures et grosses. Donc les soignants ont décidé de lui faire des lavements pour l’aider. Depuis elle en demande régulièrement, ne va toujours pas aux toilettes et cela a finit par occuper toute son attention car ça l’inquiète de ne pas avoir de selles. Cette infirmière ponctue sur les lavements en disant « je n’en peux plus, ça me gène, on dirait qu’elle aime ça ! ». Grâce à ce qu’on peut appeler une cônification du transfert j’ai donc rencontré cette dame, qui est rapidement entrée en psychothérapie et qui n’a plus eu recours aux lavements de l’infirmière. La pulsion a pu trouver une autre voie par la parole.

 

En ce qui concerne l’activité de la zone anale, Freud écrit « Des enfants qui utilise la stimulabilité érogène de la zone anale se trahissent en ce qu’ils retiennent les masses de selles jusqu’à ce que celle-ci suscitent, par leur accumulation, de violentes contractions musculaires et puissent exercer, lors de leur passage par l’anus, un fort stimulus sur la muqueuse. A cette occasion, à côté de la sensation douloureuse, ne manquera sans doute pas de se produire la sensation de volupté »[3].

« La rétention des masses fécales, qui au début est donc intentionnelle, visant à les utiliser pour une stimulation en quelque sorte masturbatoire de la zone anale ou à les employer dans la relation aux personnes prenant soin »[4].

 

 

Plus qu’à tout autre moment de la vie, les deuils et la frustration quant au monde objectal induit un repli narcissique et une possible régression à des manifestations infantile de la sexualité. Il est souvent mis en évidence un repli sur soi avec la question de la vieillesse, que ce soit dans la parole des proches ou par l’observation. L’introduction au narcissisme de Freud, nous permet d’appréhender comment avec un abaissement des objets à investir, lié à la réalité de deuils, il peut y avoir un retour des investissements objectaux sur le moi avec une libido d’objet qui devient libido du moi.

 

Mais Dans les deux situations dont je vous ai parlé il est indéniable que la présence des soignants compte pour beaucoup. Aussi, le lien à l’autre demeure et participe des manifestations de l’activité sexuelle. Freud dans les trois essais noue très tôt la question de la vie sexuelle infantile à la relation à l’autre, pris en considération en tant qu’objet sexuel.

 

 

Je souhaiterais ouvrir mon propos sur un questionnement. Lacan dans son séminaire sur la relation d’objet articule la question du manque, de la frustration et de la privation. Dans les deux situations dont je vous ai fait part, il pourrait être question de la frustration. Frustration par rapport à l’objet sexuel et frayage de nouvelles voies de satisfaction, en lien avec des manifestations infantiles de la sexualité.

Certaines personnes que je suis amenée à rencontrer ne semblent pas être dans le registre de la frustration mais bien plus dans celui de la privation, privation d’objets à investir. Revenons à cette dame dont j’ai parlé tout au début de mon intervention, ce qu’elle nomme bien souvent c’est un vide qui l’angoisse et sur lequel il lui est difficile de mettre des mots, si ce n’est l’absence non articulée à la possibilité de présence, le sentiment d’être abandonnée dit-elle aussi parfois. « Je n’ai rien à faire », « je ne sais plus rien » Il se trouve que pour cette dame, avant son arrivée au sein d’une maison de retraite, il y a eu un diagnostique de maladie d’Alzheimer. Cette notion de privation, privation d’objet à investir et de voie d’investissement de la libido, ne pourrait-elle pas nourrir la réflexion autour des pathologies démentielles ?

 

 

 



[1] Freud S., Œuvres complètes tome VI 1901-1905, édition Presses Universitaires de France, 2006,page 104.

[2] Freud S., Œuvres complètes tome XI 1911-1913, édition Presses Universitaires de France, 1998, page 17.

[3] Freud S., Œuvres complètes tome XI 1911-1913, édition Presses Universitaires de France, 1998, page 121.

[4] Op. cit., page 122.